Roland Barthes, le métier d'écrire

January 26, 2013
barthes métier marty

by Éric Marty 
Seuil, 335 pp., 23.30 €

JOHN D'AMICO - « Images » de Roland Barthes 

Roland Barthes, le métier d’écrire, paru en 2006 aux Éditions du Seuil, est qualifié d’« essai », genre assez vague pour permettre à son auteur, Éric Marty, d’englober sous cette étiquette trois chapitres de nature très différente, qui construisent un portait hybride. Malgré leur hétérogénéité générique, ces trois parties distinctes forment un ensemble fragmentaire cohérent qui vise à créer « une image » – ou plutôt « des images » – de Roland Barthes. Nous avons affaire en premier lieu à une « Mémoire d’amitié », portrait du maître fait par son étudiant devenu ami intime, puis à un résumé de « L’œuvre », qui rassemble les cinq préfaces que Marty avait écrites pour la nouvelle édition des œuvres complètes de Barthes en 2002, et enfin, à une transcription du séminaire que Marty consacra aux Fragments d’un discours amoureux à l’Université de Paris VII en 2005. Le frottement produit par la juxtaposition de ces trois sections conduit presque inévitablement le lecteur à se demander comment lier ces trois parties, ces trois fragments, pour saisir l’unité du livre. En soi, ce n’est pas là une question très stimulante, mais à la lumière des travaux de Barthes sur la subversion de la cohérence identitaire et textuelle – « l’image de l’homme » étroitement liée à « l’image de l’œuvre » –, la formulation de la question la met elle-même d’emblée en question (c’est donc une question doublement interrogative, tremblante, comme dirait Barthes). Grâce à cette originalité formelle, qui consiste à juxtaposer non sans audace trois visions du sémiologue devenu autobiographe, Marty creuse les paradoxes qui travaillent fondamentalement toute réflexion sur Barthes – « l’homme » et « l’œuvre ».
 
Pour ouvrir une rapide parenthèse avant de proposer une possible réponse à la question posée ci-dessus, notons que Marty définit, d’après un résumé de la pensée lacanienne de Jean-Claude Milner, « l’Imaginaire (l’image) comme ce qui représente et ce qui lie ». L’imaginaire, comme tout lecteur assidu de Barthes le sait, occupe une place mobile et changeante dans le parcours intellectuel de ce penseur dynamique. Ainsi, et pour clore la parenthèse, Marty réfléchit, en fabriquant son portrait de Barthes, à l’Image – c’est-à-dire tant à une image (aux images) de Barthes qu’au rôle prépondérant de l’Image dans son œuvre. L’Image devient donc, au niveau du contenu, l’un des deux fils conducteurs de l’essai de Marty. L’autre figure phare de l’essai, nous l’avons mentionné, est le fragment. C’est donc à partir des réflexions sur ces deux notions structurantes de la trajectoire de la pensée barthésienne que Marty construit son portrait tripartite, invention à la fois biographique, intellectuelle et critique.
 
La question fondamentale de ce livre tient dans la première phrase de l’avant-propos : « Pourquoi Roland Barthes ? ». En s’appuyant sur ce couple paradoxal du fragment et de l’Image, Marty cherche à identifier la singularité de Barthes au sein de son contexte historique, la manière dont il se positionne dans le mouvement d’effervescence théorique initié par le « tournant linguistique ». Barthes participe, en même temps qu’il la subvertit, à cette culture théorique qui rassemble sous le même écusson des « disciplines » ou des « approches » souvent antagonistes : la sémiologie, la psychanalyse, la déconstruction, l’antihumanisme deleuzien, entre autres (ce que Marty appelle, en bloc, la theoria, et qui renvoie à ce que la critique américaine nomme pour sa part la French Theory). Avec la parution de ses textes autobiographiques, Roland Barthes par Roland Barthes et La Chambre claire, Barthes transgresse le régime de la theoria, qui s’apparente pour lui à la doxa du milieu intellectuel qui est le sien dans le Paris des années soixante-dix. La theoria, devenue le seul langage conforme à son habitus, est donc le langage de base, la matière sur laquelle, contre laquelle et avec laquelle Barthes joue, transgressant la transgression de ne pas dire « je » et levant ainsi l’interdit de flirter avec l’Image.
 
Dans le troisième volet de ce triptyque – qui présente la transcription d’un séminaire, donc d’un événement surtout oral et à destination estudiantine –, Marty commente la réception froide que les Fragments d’un discours amoureux rencontrèrent à l’époque auprès de l’intelligentsia parisienne. Afin de réévaluer la place de Barthes dans le canon de la théorie littéraire du vingtième siècle, Marty met en évidence le renversement de l’image qu’opère ce texte fragmentaire. Le discours amoureux subvertit doublement le discours critique, d’une part, parce que le discours d’un sujet amoureux ne réussit jamais à être critique, en tant qu’il manque toujours de distance, et d’autre part, parce que l’Image produite dans les interstices du discours, par le frottement des fragments textuels et des blancs silencieux de la page, dans le jeu de la présence et l’absence, du fort-da, ouvre un espace utopique au-delà du langage. L’Image de l’amant, au lieu d’engendrer de nouveaux discours, constitue plutôt une image suspendue qui met en lumière une faille dans l’ordre Symbolique, de laquelle émane le sentiment indicible d’une existence inouïe avec l’autre, expérience à la fois sensible et inaliénable, état pur, vidé de tout ce qui est extérieur à cette nouvelle réalité phénoménologique. Dans sa lecture des Fragments, Marty estime que l’Image interrompt le Symbolique : « Dire que l’Image est un manque dans le langage signifie que ce manque est une effraction, l’intrusion d’un corps étranger au cœur de l’activité symbolique : l’Image donc ». Ainsi Barthes s’empare-t-il de l’Image, flétrie par les attaques du post-structuralisme, pour la transformer en alternative utopique au bredouillement de la theoria.
 
En guise de conclusion, mettons en dialogue cette troisième partie avec la première partie biographique, dont les fragments au présent et à la première personne proposent une tout autre vision de l’Image chez Barthes. La force de cet essai polymorphe est de produire chez le lecteur une conscience très nette de l’écart qui sépare les analyses universitaires d’un critique éminent de Barthes, telles qu’exemplifiées dans la troisième partie, et les perceptions personnelles du même homme, que l’on peut lire dans la première partie. En évoquant la colère que Barthes éprouva contre un ami qui lui avait fait « un reproche », voire seulement « une observation », Marty, ou plutôt « Éric », observe : « Nous vivions donc tous sous cette belle loi de la Mère que Barthes résumera dans l’aspiration à un monde soustrait à l’Image. “Que jamais tu ne produises une image de moi”, telle était la Loi de la Loi, celle dont le parfait dispositif aurait tout réglé pourvu qu’on l’observe à la lettre ». Les « citations » de Barthes, dans cette partie du livre, n’ont jamais la prétention d’être des documents historiques. Loin d’être des « citations » traditionnelles, les phrases que Marty attribue à Barthes sont souvent la traduction des silences de Barthes dont il a été témoin. Ces énoncés ont donc un statut fictionnel, créant ainsi une image subjective de Barthes écartelée entre le souvenir et l’imagination. Ce récit fragmentaire qui ouvre le livre entre en tension avec la deuxième partie dans laquelle se trouvent rééditées les cinq préfaces de Marty, provoquant la juxtaposition d’une image personnelle et fictive à une image académique, produit d’une voix qui fait autorité. En somme, grâce à la « conversation » pleine de contradictions entre ces trois images, aucune image de Barthes ne prend. Barthes, en tant qu’image, reste suspendu quelque part et nulle part entre les trois textes que rassemble Roland Barthes, le métier d’écrire.